Emerveille-moi [Toshiya]

Toshiya parcourait vivement les couloirs de l'hôpital, une inquiétude peu commune sillonnant la moindre parcelle de son corps en pleine crise de manque. Cela faisait quelques heures qu'il avait rejoint le Land Of Decadence, sur ordre de Rui, et rien de ce qu'il avait prévu ne se passait comme il fallait. Déjà, il avait faillit se faire remarquer par Zero alors qu'il s'apprêtait à quitter le Sanctuaire. Fort heureusement, il avait facilement pu duper le chef des rebelles, prétextant un départ quelconque à la campagne pour couvrir ses arrières. Puis, il était arrivé à l'hôpital, et il avait constaté avec horreur que la livraison des médicaments compensatoires, annihilant les effets pervers de l'héroïne, n'était pas encore arrivée. Ce n'était pas qu'il aimait particulièrement prendre ce genre de substitut, mais ils lui étaient indispensables pour paraître plus « normal » aux yeux des rebelles qu'il trompait mille fois par jours lorsqu'il travaillait au Sanctuaire. Ce qui lui taraudait également la conscience, c'était que Rui n'avait pas mentionné de raison particulière à son désir de le voir de retour. C'était inhabituel, et pour quelqu'un d'aussi sensible que Toshiya, le stress devenait pour son corps une réponse évidente. Ajouté à cela que sa dernière prise de substitut remontait à au moins deux heures, le résultat sur son état d'esprit était plutôt désastreux.

Malgré tout, Toshiya étant de nature un homme qui ne se laisse pas abattre, il décida de prendre le taureau par les cornes et de réagir. Et, pour cela, il s'enferma rapidement dans les toilettes du premier étage pour effectuer sa piqûre salvatrice. Il avait facilement pu récupérer une dose en passant chez Omi, chose qu'il avait faite juste avant de se rendre à l'hôpital. Il prit soin de ne pas en prendre trop, il n'avait pas particulièrement envie d'être défoncé au point de ne plus pouvoir raisonner correctement. La quantité fut suffisante pour calmer le manque, et il se sentait déjà mieux alors qu'il se ré-engageait dans le méandre des patients souffreteux. Le cerveau délicatement embrumé, un sourire béat étirant ses lèvres, le chirurgien décida qu'il était temps de retourner à l'accueil pour voir où en était l'arrivage de la commande. La secrétaire – qu'il connaissait bien – lui avait dit de patienter une petite heure. Et cela faisant maintenant plus de 60 minutes que le junkie faisait le tour de l'établissement, saluant divers anciens collègues, bavardant avec certains, tout en fumant cigarettes sur cigarettes. Il se dirigea donc vers les escaliers qui menaient à la salle d'attente principale, que constituait le hall d'entrée.

Alors que Toshiya se dirigeait vers le comptoir, quelque chose attira son attention. Debout à sa droite, figé devant le tableau qu'il avait peint quelques mois plus tôt pour le directeur – et que l'on avait accroché sur le mur - se tenait un homme qu'il ne voyait que de dos. Comme il était plutôt exceptionnel qu'un junkie prête attention à ses œuvres – qui plus est, à celle là – le chirurgien feint de s'approcher en douceur pour l'observer de plus prêt. Le visage de l'individu exprimait une sorte de fascination sans borne. Son regard paraissait vide, mais en réalité, il voyait au delà du tableau. Une foule d'émotions contradictoires semblait le traverser de part en part, et le cœur du chirurgien tressauta dans sa poitrine lorsqu'il remarqua une larme dégringoler la joue du jeune homme. Il éprouva alors une forme de compassion pour le junkie, une irrépressible envie de le rassurer, de lui dire « Ce n'est rien, c'est juste un tableau comme un autre. » mais lui-même savait que c'était faux. Aucune de ses œuvres n'était pareille, et il demeurait jusqu'à présent l'unique personne qui savait les apprécier à leur juste valeur. Oui, il était fier de son travail, mais il ignorait jusqu'alors quel impact ses peintures avaient sur les autres – puisque, ici, personne ne s'émouvait pour quoi que ce soit.

Aussi, de part sa curiosité naturelle et son malaise inexplicable, Toshiya s'avança vers le jeune homme, et laissa échapper ces quelques mots, à peine audibles :

_ Excusez-moi... Vous allez bien ?

Toshiya accepta avec gratitude cette énième cigarette, comme une évidence. Il l'alluma prestement à l'aide d'un élégant briquet argenté, gravé de runes anciennes, qu'il affectionnait plus que tout. Il prit son temps pour expirer la fumée, si bien que le mouvement faisait penser à un ralenti cinématographique. A présent qu'il était plus proche de l'inconnu, il avait tous le loisir de l'observer, tandis que lui-même se sentait jaugé par ces yeux hagards reprenant peu à peu contact avec l'instant présent. L'homme dégageait une aura des plus spéciales, que Toshiya ne parvenait pas à interpréter. Il semblait y avoir une ambivalence dans sa personnalité, une sorte de dérangement profond dissimulé par un sourire amical et confiant. Loin de gêner le chirurgien, cette constatation lui fit prendre conscience que cet homme valait surement mieux que ces coquilles vides qui s'abandonnaient au Système sans une once de bon sens. Mais, l'heure n'était pas à la réflexion poussée, et Toshiya se contenta de situer visuellement cet homme au milieu de ses préférences artistiques. D'après ses premières observations, ce dernier pouvait y prétendre. On distinguait dans le creux de son cou une étoile old school, gravée sur sa peau délicate. Son corps serait-il donc lui-même une forme d'art ? Le chirurgien ne pouvait en être sûr, car aucune autre parcelle visible de son épiderme ne semblait tatoué... Mais, avec cette veste, rien n'était moins sûr...

Alors que l'homme répondait à ses murmures, Toshiya remarqua qu'ils avaient au moins un point commun, d'ordre relationnel : le sens du raffiné. A l'image de son corps, de sa façon d'être et de se tenir, sa voix transparaissait le respect et la politesse. Elle était même agréable à écouter. Et puis, ce sourire amical, qu'il dessinait sur ses lèvres, lui conférait un petit côté rassurant.

Toshiya ne fut pas surpris lorsque le junkie lui énonça les raisons de sa venue. Après tout, il était vrai que l'hôpital se prêtait parfaitement à ce genre de commande, bien que lui-même n'eut besoin que d'héroïne pour subsister – et de Seven Stars.

L'attention de l'autre se détourna bien vite, pour se reconnecter auprès de sa contemplation première – le tableau. Mais ses traits n'exprimaient plus le même sentiment. Alors, il lança à la cantonade l'ultime question, celle à laquelle, il fallait bien l'avouer, Toshiya ne s'était pas attendu.

Il se trouva du coup stupide, hébété, car il ne savait s'il devait répondre franchement ou pas. Dans le même temps, il était plus que flatté, et il n'aurait ordinairement pas hésité à se faire mousser. Mais là... la situation était différente. Il avait presque peur de la réaction du jeune homme.

_ Je... Comment dire...

Mais où s'enfuyait donc sa belle assurance qu'il dégainait sans soucis lorsqu'il le fallait ?

_ Je... Cette œuvre est de moi.

Pour contrer toute réaction dû à une absence de dialogue prolongée, il tendit aimablement la main vers son vis à vis, et déclara, tout sourire :

_ Je suis Toshiya, Toshiya Hara. D'où la signature T. Ha. en bas du tableau - crut-il bon de préciser. Je suis peintre, et chirurgien de profession. Enchanté.

Il attendit, le bras tendu, sa main flottant gracieusement dans le vide au milieu du mince espace qui séparaient leurs deux corps.

Si doux et en même temps si ferme... Le contact de leurs deux paumes était si plaisant que Toshiya regretta presque de devoir le rompre. Kiyoharu... Mais pourquoi ce prénom lui disait-il quelque chose ? Pourtant, rien de ce que renvoyait le junkie ne lui paraissait familier, que ce soit son visage ou sa façon d'être. A l'entente de sa profession, le chirurgien devina que Rui avait dû l'évoquer, durant l'une de leurs nombreuses conversations. Tueur à gage, ce n'était pas un métier anodin – et qui ne passait pas inaperçu, surtout lorsque l'on savait que Rui se débrouillait toujours pour tout savoir sur tous le monde. Ce sourire... Si Toshiya n'avait pas su maîtriser ses émotions, et s'il ne s'était pas drogué juste avant, il aurait facilement pu rougir. C'était bien la première fois que quelqu'un parvenait à l'intriguer, à l'interpeller. « L'art, sous toutes ses formes  » ? Vive les messages subliminaux... De quelle façon devait-il le comprendre ? Et cette lueur d'impertinence et de défi dans son regard, que signifiait-elle ?

_ Oui, bien sûr, vous pouvez m'appeler ainsi. Si je le peux aussi, pour vous.

Il demeurait cependant sur ses gardes. Trop de familiarité précipitée le mettait vite mal à l'aise. Et la question qui suivit acheva de le troubler plus encore qu'il ne l'était – alors qu'il venait juste de prendre conscience de son niveau d'anxiété. N'était-ce pas un peu... direct, comme façon d'agir ? Kiyoharu aurait bien pu s'adresser à n'importe qui d'autre, et d'ailleurs, Toshiya lui même pouvait l'orienter vers une tierce personne. Bien qu'il puisse répondre à sa demande, prendre une commande demeurait une activité lointaine comparée à ses fonctions habituelles – qui se résumaient à opérer les gens, pour les sauver ou les tuer (selon les désirs de Rui). Mais, alors que ses yeux dévisageaient respectueusement Kiyoharu, et qu'il ressentait ce désir si violent d'en savoir plus sur l'intriguant junkie, il n'eut pas la force de refuser – et quelque part, il n'en avait pas franchement envie. Il le trouvait tellement classe, tellement déroutant... Il n'aimait pas éprouver de telles sensations. Alors, prit entre le marteau et l'enclume, le chirurgien déclara :

_ Pas de problème, je vous invite à me suivre. Je dois juste passer à l'accueil, pouvez-vous m'attendre ici ? Je n'en ai que pour cinq minutes.

Il laissa donc Kiyoharu derrière lui pour traverser le hall. Il faillit percuter un bon nombre de personnes sur son passage, mais il n'en avait cure. Le tueur à gage occupait ses pensées, et se muait en une curieuse obsession. Il oublia presque ce qu'il devait demander à la secrétaire, alors qu'il arrivait près du comptoir, l'esprit toujours perdu au beau milieu d'un néant empli d'étoiles psychédéliques.

_ Me revoilà, finit-il par dire, après quelques longues minutes où la secrétaire le jaugeait d'un air sceptique. La commande de méthadone est-elle arrivée ?

Il patienta quelques minutes, le sourire énigmatique de Kiyoharu flottant toujours devant ses yeux. La secrétaire revint peu de temps après, un petit carton en main.

_ Je te remercie, à plus tard.

Rasséréné par la possession de ses substituts, Toshiya lui adressa un sourire charmeur puis s'en retourna vers la salle d'attente où le junkie l'attendait sagement.

_ Bien. Allons-y alors ! Suivez-moi...

Il y eut quelques secondes durant lesquelles Toshiya se tut. Mais il reprit bien vite :

_ Mon bureau est au septième étage. Si cela vous convient, nous prendrons l'ascenseur.

Toshiya aimait marcher... Mais sept étages, ça faisait quand même bien mal aux pattes, si on prenait les escaliers.

Alors que l'ascenseur gravissait les étages, animé d'une lenteur inhabituelle, Toshiya observait son reflet et celui de Kiyoharu dans le miroir. Le chirurgien se jaugeait lui-même, s'adressant un regard qui en disait long sur l'estime qu'il se portait. Il remarqua également le manège du tueur à gage, qui semblait lui aussi particulièrement soucieux de son aspect physique - presque maniaque. Mais il ne pouvait lui en tenir rigueur, il était exactement pareil. Trop de perfectionnisme, sûrement, mais peu importait...

La question que l'homme lui posa, à la manière d'en enfant qui attend qu'on lui réponde « oui » pour une sortie au cirque, eut pour conséquence de laisser Toshiya pantois. Stoïque, le visage neutre, il s'astreignit à rompre leur contact visuel, préférant échapper à ces yeux inquisiteurs pour se concentrer sur la réponse qu'il allait lui fournir. Mais que pouvait-il répondre à cela ? A vrai dire, il n'avait jamais pensé aux réelles motivations qui le poussaient à exercer ce métier. Il aimait cette profession, c'était certain. Il lui était apparu comme une évidence, depuis son plus jeune âge, qu'il adorait ça. Et, qui plus était, il avait un don ; ce petit quelque chose qui lui permettait de contrôler la vie de ses patients. Il pouvait soigner, tout autant qu'il pouvait tuer. Mais jamais, au grand jamais, il n'avait échoué quant à l'objectif qu'il s'était fixé. S'il fallait sauver quelqu'un, il y parvenait. Les erreurs médicales communes ne faisaient pas partie de son vocabulaire. Aimait-il véritablement sauver des vies ? Tuer des gens ? Il aurait sûrement dû penser la seconde option. Quant à savoir s'il faisait cela pour l'argent, il était bien évident pour lui qu'il s'en fichait royalement – même s'il était bien content de voir son salaire arriver à la fin du mois.

Loin de se laisser démonter, il opta pour un sourire timide, et prit son temps pour répondre :

_ Le seule chose dont je sois certain, c'est que l'aspect financier n'est pas du tout lié à mes motivations premières, concernant ce métier. J'aurais très bien pu subvenir à mes besoins en me lançant dans le commerce, c'est ce qui rapporte le plus ici. Mais... Je pense que cela ne correspondait pas à mes aspirations. J'ai toujours été attiré par le fonctionnement du corps humain. Cela m'est apparu comme une évidence de faire des études de médecine. Je considère une opération comme une sorte de jeux, un labyrinthe duquel il faut réussir à trouver la sortie. Parfois, on peut tomber dans une impasse, et il faut vite penser à faire demi-tour pour ne pas échouer. Le temps est toujours limité, que ce soit pour sauver ou tuer quelqu'un. Je ne sais pas vraiment si j'aime sauver des vies... Mais, que ce soit pour tuer ou pour sauver, j'apprécie le jeux en lui-même. Je chéris ce labyrinthe, toujours différent, et empli de rebondissements. Vous devez penser que tuer médicalement quelqu'un est fort simple... Mais, en vérité, faire passer la mort pour quelque chose de naturel, et non pour un crime, c'est loin d'être évident. D'année en année, la difficulté, et la passion qui m'anime, restent les mêmes.

Il se racla la gorge, avant de continuer :

_ Qui plus est, l'intérieur d'un corps humain est la plus fascinante des œuvres d'art. Le sang est comparable à une peinture fluide, qui glisse entre les doigts. Sa couleur et sa texture sont uniques, et très plaisantes pour moi.

Il ponctua ses dernières phrases d'un clin d'œil taquin, avant de revenir sur terre grâce à l'ouverture des portes de l'ascenseur. Son bureau ne se situait qu'à quelques pas, au beau milieu d'un couloir adjacent. Alors que l'autre le suivait de près, Toshiya se fit la réflexion qu'il devait le prendre pour un incommensurable taré. Mais bon, la franchise étant l'une de ses valeurs premières, il ne ressentit aucune gêne en rapport avec sa réponse. Il espérait seulement qu'elle convenait à son interlocuteur.

Quelques mètres plus loin, la porte de son bureau lui apparu clairement. Cela faisait un bon moment qu'il n'y avait pas pénétré, du fait de sa quasi omniprésence au Sanctuaire. Il espérait qu'il n'y avait pas laissé trop de désordre. Fouillant dans la poche de sa blouse, il en retira une petite clé en argent, qu'il enfonça prestement dans la serrure. Un déclic flotta dans l'air, et il poussa la porte d'entrée.

Toshiya émit un infime soupir de soulagement en constatant que tout était en place. Il avait sûrement dû prendre le temps de ranger la pièce avant de repartir, car aucun objet ne manquait à l'appel. Qui plus était, le sol, recouvert d'une moquette carmin, venait tout juste d'être aspiré. Les techniciennes de surface avaient donc bien fait leur travail, pour une fois. Laissant Kiyoharu découvrir l'endroit à sa guise, le chirurgien arpenta les pourtours de sa pièce adoré, tout en abandonnant ses doigts le long des nombreux objets disséminés un peu partout. Il en porta un à la hauteur de ses yeux, fronçant imperceptiblement les sourcils : pas une particule de poussière ne venait le souiller. Satisfait, il allait poursuivre ses investigations, mais fut tiré de sa rêverie par la douce voix de son interlocuteur – en déambulant ainsi, il avait presque oublié sa présence. Il plongea automatique ses prunelles dans celles de Kiyoharu, se perdant volontiers à l'intérieur. Les phrases que prononçait le tueur à gage, d'une philosophie sans borne, le décontenança à nouveau. Bien loin d'être offensé, sa conscience s'évertuait cependant à lui murmurer « Prend garde à toi ! » tout contre son oreille. La véracité et la pertinence extrêmes des propos de Kiyoharu, fit remarquer au chirurgien qu'il avait cerné sa véritable personnalité sans aucun soucis. Fort heureusement, il demeurait bien loin de réussir à lire en lui comme dans un livre ouvert, et ce fut cette unique certitude qui empêcha Toshiya de l'envoyer paître. Car, ce que le tueur à gage ignorait encore, c'était que le chirurgien pouvait se révéler particulièrement versatile.

Toshiya resta immobile pendant un bon moment, observant l'homme qui avait osé déblatérer sans gêne aucune sur la complexité de son être. Il se contenta d'un sourire. Un rictus plutôt ironique d'ailleurs, alors que l'autre le toisait effrontément, le narguant presque - du moins, c'était l'impression qu'il donnait. Le chirurgien, pour combler l'absence d'action, partit en quête d'un potentiel point obsessionnel, couvant Kiyoharu d'un regard impénétrable. Il le dénicha sans peine, d'une évidence absolue : ses lèvres. Cette bouche si sensuelle, se délectant de ce qu'elle pinçait avec ferveur, le fascina pendant une bonne minute sans qu'il puisse comprendre pourquoi. Il eut soudainement envie d'une nouvelle cigarette – il avait achevé la dernière alors qu'ils étaient dans l'ascenseur. Il en sorti une de son propre paquet, et la consomma à l'instar de son interlocuteur.

Mue par une conviction et une détermination soudaines, Toshiya s'avança doucement vers le fauteuil où le tueur à gage s'était impudiquement installé. Il avait dans l'idée de le mettre mal à l'aise, et il espérait que son attitude serai suffisamment convaincante pour que cela ai un quelconque impact sur lui. Une fois qu'il parvint à sa hauteur, le chirurgien s'accroupit aux pieds du siège, posant un coude sur le genoux surélevé de Kiyoharu – celui de sa jambe croisée. Il continuait de le fixer, tout en se délectant de son expression perturbée. Il inspira une longue bouffée de tabac, avant de l'expirer doucement en plein sur son visage. Là, il se permit de murmurer :

_ Vous êtes fort perspicace, mais vous devriez apprendre à vous taire, dans certaines circonstances.

Un léger rire moqueur franchit la barrière de ses lèvres.

_ Cependant, j'apprécie votre remarque à sa juste valeur. Ne pas vous remercier serait contre mes principes.

Il ponctua sa réponse d'un franc sourire, de même qu'il ferma les paupières pour les rouvrir de suite.

_ Bon... Peut-être allons-nous enfin pouvoir commencer ?

Le chirurgien se redressa, abandonnant l'espace vital de Kiyoharu pour aller retrouver le sien. En moins de temps qu'il ne fallut pour le dire, il se plaça en face de son interlocuteur, le bureau d'ébène séparant leurs corps. Toshiya posa ses bras sur le meuble, et entrelaça ses doigts les uns aux autres.

_ Que puis-je faire pour vous ? Vous ne m'avez guère expliqué ce que vous attendez de moi.

Dépourvu d'indications sur les effets recherchés, il lui était impossible de déterminer ce que désirait le junkie. Le chirurgien n'avait besoin que de quelques mots, pour savoir comment réaliser la mixture que l'autre souhaitait acheter. Aussi, attendit-il sagement qu'il daigne lui fournir les informations nécessaires.

Toshiya rassemblait dans sa mémoire les divers effets recherchés par son client. Un produit qui modifierait le libre-arbitre... Cela risquait d'être complexe. Il lui fallait réfléchir au mélange adéquat pour que la substance produise toutes les conséquences attendues dans un temps restreint. Sur le coup, il pensa tout d'abord au LSD, mais il lui paru évident que ce produit ne remplissait qu'une partie des attentes de Kiyoharu – et que de toute façon, ce dernier n'était pas venu ici pour s'entendre dire de prendre une drogue si facile à trouver. Le chirurgien se perdit alors dans les méandres de ses propres connaissances, cherchant à déterminer quels éléments, naturels ou non, pourraient combiner leurs forces pour accomplir le but désiré. Et, plus que tout, il tenta de visualiser le dosage nécessaire pour chaque ingrédient. A l'image d'une recette pour gâteau, il faudrait mettre plus de sucre, plus de farine, moins de lait ou d'œufs... pour parvenir au goût et à la consistance attendus. Il eut l'impression, pendant un court instant, qu'il ne saurait répondre à la requête de son client. Ses travaux pratiques de chimie remontaient à des temps immémoriaux, et il eut peur de ne pas savoir gérer le produit et de mettre la vie de Kiyoharu en danger. Ce n'était pas le but.

Ne poussant pas plus loin ses réflexions sur les motivations du tueur à gage - après tout, chacun faisait ce qu'il souhaitait de son corps et de sa vie – Toshiya écrasa sa cigarette achevée dans le cendrier, et parti en quête des ingrédients susceptibles de convenir. Il en possédait la totalité dans ses multiples placards, et connaissait la place de chacun. Il enfila donc des gants en latex, et tira une petite paillasse qui trônait contre un mur, pour la placer à distance respectable, derrière le siège de Kiyoharu. Il en nettoya la surface, avec les quelques produits d'entretien dont il disposait, puis il chercha les composants de la future drogue. Sous les yeux sceptiques de son client – qui avait fait pivoter son siège pour être en face de la table – Toshiya faisait des allers-retours répétés dans le bureau, déposant à chaque passage un élément sur la paillasse. Quand il eut fini de tout rassembler, il récupéra sur les divers autres tables les instruments qui lui permettraient de réaliser le mélange. Le tout donna une fois encore l'impression d'un joyeux bordel, à l'image des pensées actuelles du chirurgien. Par quel bout devait-il commencer ? Allait-il devoir expliquer les étapes de fabrication à Kiyoharu ? A bien y réfléchir, il serait déjà préférable de lui dire ce qu'il comptait utiliser pour obtenir la substance finale.

_ Alors...

Il prit une grande inspiration.

_ D'après ce que vous me dites, vous cherchez une alternative au LSD. Vous souhaitez un produit sûrement moins contraignant, et qui provoque d'autres effets cumulés à ceux pré-établit. Je pense que l'on peut se permettre de partir sur une base de LSD – il lui montra une petite boîte qui contenait la drogue sous forme de poudre. Après, je vais vous décrire point par point les ingrédients que je vais y ajouter.

Toshiya ouvrit le réceptacle, dont il versa doucement le contenu dans un bécher pour évaluer la bonne quantité. Il reporta ensuite cette dose dans un récipient en verre légèrement plus grand.

_ Celles-ci – il désigna deux autres boîtes distinctes – contiennent de la cocaïne et du somnifère en poudre. La cocaïne agira sur la désinhibition, et le somnifère, la somnolence.

Il ajouta une petite quantité de la première poudre, et une pincée de la deuxième.

_ Ce flacon – il lui mit sous les yeux le récipient marron – contient du poppers. Synthétisé avec le reste, il provoque à lui seul détente physique et désinhibition. Je me permet de l'ajouter car il contrecarre l'euphorie provoquée par le LSD.

Il s'empara d'une pipette jaugée pour prélever le liquide et le joignit au mélange.

_ Ensuite, voici de l'extrait de maca - de son nom scientifique lepidium meyenii - en poudre. On l'emploi comme stimulant sexuel. Elle est bien plus naturelle et efficace que le viagra.

Et une dose de plus pour aller avec le reste.

_ Et enfin, pour finir...

Il ouvrit un écrin de métal savamment décoré.

_ C'est un mixe de Ginseng et de Bacopa Monieri. Il permettra de sauvegarder les capacités de mémorisation, ce que les autres produits ont tendance à négativement affecter.

Le dernier ingrédient fut dosé plus conséquemment. Toshiya remua alors sa création, y ajoutant également quelques substances idéales pour lier l'ensemble. L'étape finale ne dépendait plus de lui à présent.

_ Le produit doit revêtir l'apparence d'un cachet. Aussi, je vais appeler quelqu'un pour l'étape finale, car je ne dispose pas des outils nécessaires pour synthétiser le tout sous forme solide.

Il quitta la paillasse, retira l'un de ses gants pour décrocher le téléphone qui traînait sur son bureau. Il appela.

_ Oui, Toshiya à l'appareil. Je suis dans mon bureau, avec un client, je viens de finir la préparation d'une commande... Oui... Oui, je sais, je ne m'en occupe pas d'habitude... Oui... Tu peux monter pour la récupérer ? Elle doit être finalisée en cachet... Okay, à tout de suite.

Il raccrocha.

_ Mon collègue arrive à l'instant pour votre commande. Une fois qu'il l'aura récupérée, elle sera prête d'ici une vingtaine de minutes maximum.

Quelqu'un frappa à la porte dès la fin de sa phrase. Toshiya ferma le récipient de verre à l'aide d'un capuchon adapté, et le porta à son collègue qu'il salua promptement. L'échange fut court, et il le conclut en lâchant :

_ A tout à l'heure.

Et il referma la porte.

L'angoisse d'un potentiel échec passée -Toshiya savait qu'il n'avait pas failli dans sa mission - il put s'astreindre à nettoyer et ranger le bazar qu'il avait provoqué. Il s'affaira rapidement, et tous les produits, instruments et autres, retrouvèrent leur place initiale en moins de dix minutes. Le chirurgien pu de nouveau s'installer derrière son bureau. L'inactivité et le silence le replongèrent dans une réflexion pas si anodine que cela. En son fort intérieur, il s'esclaffa :

* Pour "modifier le libre-arbitre"... Pff... Qu'est-ce qu'on ferait pas pour les violeurs, de nos jours...*

Étrangement, il ne ressentait aucune déception d'après ce constat. C'était peut être parce qu'au fond, il s'y était attendu.

La phrase que prononça Kiyoharu, à la suite de cet interminable silence, tira violemment Toshiya de sa torpeur. Si violemment d'ailleurs, qu'il faillit ne pas en comprendre le sens. Un peu ébahi, il acquiesça au remerciement du junkie, alors que les derniers mots demeuraient ancrés dans sa mémoire. « Qui sous-estime vos qualifications... ». Était-t-il vraiment sincère, ou devait-il interpréter cela comme une marque hypocrite de respect ? Toshiya ne se trouvait pas particulièrement meilleur que les autres, même s'il connaissait sa valeur personnelle. Bien qu'il se sente flatté de la – pseudo – admiration que lui portait le jeune homme, il en ressentit comme un certain malaise. Une gêne inexplicable d'ailleurs... qui attestait peut être de la franchise de son vis à vis. Toshiya resta coi face à cette réplique, attendant patiemment la suivante tout en surveillant de près l'horloge murale. Pour il ne savait quelle raison, il ne souhaitait pas écourter leur échange. Mais il avait conscience qu'une fois son collègue revenu, il n'aurait aucun moyen de retenir cet étrange personnage. Quand ce dernier reprit la parole, et que le chirurgien se vit contraint de replonger son regard dans le sien, il peina une fois encore pour capter le sens réel de ses mots. Que lui arrivait-il ? En apparence, il semblait concentré, mais son cerveau décrochait. Aurait-il inhaler quelques substances volatiles durant la création de la nouvelle drogue ? Non, il avait trop l'habitude de manipuler ces produits sans jamais souffrir du moindre effet secondaire. Se pourrait-il alors que son client opère une quelconque fascination sur lui-même, de là à le déconnecter de la réalité présente ? Il se perdait allègrement dans ces orbes noires, espérant conserver un visage neutre pour que l'autre ne remarque rien. Il sembla comprendre que Kiyoharu s'enquérait du prix, mais ne su lui donner une réponse adéquat. A vrai dire, il n'en avait pas la moindre idée.

_ Nous verrons cela avec mon collègue, quand il sera revenu. Je ne suis tellement pas habitué, que je ne saurais vous dire un prix exact. Mais j'imagine qu'il devra être plus élevé que d'ordinaire.

Kiyoharu avait à peine écouté sa réponse, que Toshiya avait d'ailleurs chuchotée plus pour lui-même que pour l'intéressé. Le junkie énonça alors une pensée qui semblait occuper son esprit depuis un petit moment. Une constatation simple, mais pertinente, à laquelle Toshiya prit son temps avant de répondre :

_ Vous savez... Je n'ai pas pour habitude de me mêler de ce qui ne me regarde pas – j'ai d'ailleurs horreur que la réciproque s'applique à ma personne. Je dirais que... Vous faites ce que vous souhaitez de votre corps, de votre vie... et de tout ce qui vous appartiens ou non. Cela ne me concerne pas. Cependant... Oui, j'ai peut être une idée quant à vos motivations pour l'acquisition d'un tel produit. Mais quelle importance au fond ? Que puis-je y faire si vous faites parti de ces nombreux détraqués sexuels qui ne pensent qu'à eux et à leur entrejambe ? Je ne suis pas là pour vous juger, ni pour m'offusquer de votre comportement ou de vos attentes. Que j'ai raison ou tord sur vos intentions... je n'en ai cure. Nous vivons dans un monde de dépravés. J'ai appris à faire avec.

Son regard n'exprimait rien, alors que ses lèvres se muaient sur cette longue tirade. Non, vraiment... Connaître la vérité ne changerait rien. Même si, sans oser se l'avouer, il espérait que Kiyoharu lui dise s'il avait touché dans le mile ou non. De la part d'un être si ténébreux, il n'en attendait pas moins. Un mince espoir subsistait, fragile tel un filament de soie trop tendu. Et Toshiya avait la nette impression qu'il s'apprêtait lui même à le découper, approchant virtuellement une paire de ciseaux de sa métaphore. Qu'allait-il se passer ?

L'ultime réplique de Kiyoharu fut immédiatement suivie d'un coup frappé à la porte, ce qui épargna au chirurgien de répondre. Dissimulant à peine un sourire ironique – oh oui, il allait répondre à ces stupides réflexions, mais l'autre devrait attendre – il se leva prestement pour aller récupérer le produit fini que son collègue venait de lui ramener. Le remerciant, il le congédia sans cérémonie, fit volte face et posa le flacon contenant la drogue au bord de son bureau, dans le champ de vision de son client. Une liasse de papier y indiquant le prix l'accompagnait. A présent que Kiyoharu avait ce qu'il voulait, il allait devoir le faire partir. Mais avant cela, il voulait profiter quelque peu des derniers instants à passer en sa compagnie. Il demeura debout au lieu de retourner à son bureau ; il prit un pan de mur inoccupé comme dossier, avant de lascivement posé ses yeux sur son client, qui ne fumait plus. Et les mots tombèrent, secs, amers, froids :

_ C'est vous qui êtes stupide.

Il laissa planer un silence calculé, durant lequel il savait que Kiyoharu n'oserait rien dire, préférant attendre qu'il poursuive son cheminement de pensées.

_ Pourquoi vous encombrer l'esprit à réfléchir de telles choses... Alors que nous vivons dans un monde qui va forcément nous rattraper ?

Il soupira de dégoût, avant de pincer nerveusement ses lèvres.

_ C'est un sentiment permanent, celui d'avoir l'impression que rien n'a de sens. C'est bien pour cela que des milliers de gens comme vous se droguent, et oublient de vivre. Leur seul leitmotiv, c'est la déchéance et la mort. Néanmoins je suis heureux de contribuer, de part mon pinceau, à raviver votre intérêt pour ce monde – et votre vie - qui cour(en)t tout droit à la destruction.

Il déserta son mur, et s'approcha de son interlocuteur.

_ Je ne suis quand même pas tout à fait sûr... d'avoir saisie toutes les nuances de vos paroles.

Il s'agenouilla au sol, approchant son visage au plus près du sien.

_ Mais vous m'avez l'air plongé... dans un état de désespoir quasi-total.

Ses lèvres étaient beaucoup trop proches désormais...

_ Et, quelque part... vous me donnez envie de vous réconforter.

La bouche de Toshiya, pulpeuse, sensuelle, vint s'apposer délicatement au coin de celle de Kiyoharu, englobant une fossette particulièrement irrésistible. La peau du visage de son vis à vis était douce, et le chirurgien s'imprégnait de l'odeur de cigarette qu'émanait son souffle perturbé. Son propre changement d'attitude, et son audace, le surprit lui-même. Il était trop tard pour reculer à présent ; il ne pouvait qu'attendre de voir comment l'autre allait réagir.

Sujet mis en attente,
il vous suffit de me spécifier le lieu où se déroule le RP en m'envoyant un MP pour qu'il soit remit à sa place.

Merci !