Paranoïd Androïd [Anna]

Aki sentait, du froid qui lui glaçait l’échine, de la brume qui alourdissait l’atmosphère, de la pâleur des rayons qui émergeaient de l’ouest, les prémices d’une morne journée, teintée d’amertume et d’ennui. Il n’allait pas éplucher les rues Land of Decandence pour se ramasser un râteau, il n’avait même pas envie de se retrouver face à un de cette race rebutante. Il voulait un peu de paix.

Victime d’une cruelle insomnie, il errait tel un zombie depuis la genèse des temps. La chaleur de l’aurore n’atteignait pas sa peau hérissée. Ses pieds l’avaient mené au cimentière, et il se rendit compte avec amertume qu’il n’y avait pas mis les pieds depuis … n’importe.

Enjambant avec lassitude un gros roc, il se ravisa et stoppa net son mouvement. Il venait d’entendre un mouvement. Se retournant, la perspective de voir un chat, un écureuil ou une vipère lui étant plus logique, son esprit fut surpris de voir qu’une jeune femme marchait à une distance de lui, d’un pas leste et beaucoup plus animé que le sien.
La fraicheur du petit matin avait arrosé les feuilles des arbres et le contact des premiers rayons solaires les faisaient briller.

Des frissons sur tout le corps, les mains rougies par le froid, les cheveux flottant dans les airs, Anna parcourait les petites ruelles du pays qu'elle chérissait tant. Il avait beau faire frais, elle ne pouvait que se plaire ici. Ce n'était pas le même froid qu'au Land Of Decadance, non, loin de là. Elle avait eu le mal du pays là-bas et maintenant qu'elle était ici, qu'elle gambadait, qu'elle se familiarisait avec ses bâtisses dont elle était éprise, elle sentit son coeur s'apaiser rapidement. Elle souriait vivement, marchant joyeusement, balançant ses mains avec gaieté.

Au détour d'une petite rue étroite, elle aperçut quelqu'un. L'individu semblait mal en point, elle voulu se rapprocher pour voir ce qu'il en était mais celui-ci filait comme une anguille. Elle le retrouva alors, au cimetière. Un endroit bien triste. Elle le perdit de vue et continua alors sa marche dans ce lieu de recueillement et remarqua finalement qu'il l'avait vu. Elle s'arrêta alors et s'inclina. Voyant que le soleil était sur le point de se lever, elle optait pour une douce voix afin de ne pas perturber son interlocuteur.

-Bon... Bonjour.

On aurait pu se croire au Paradis. Pas un son ne brisait la sérénité des lieux, la brise caressait l’herbe sauvage qui poussait entre les tombes comme une touffe de poil bien dressée. Aki sentit sous ses pieds la terre pousser un long soupir de douleur, lourde de porter les corps vides dans son ventre. La fatigue lui alourdissait les paupières mais sa pensée refusait de s’arrêter, de souffler, tourmentée telle une âme en peine par des réflexions sans foi ni loi qui passaient en revue dans son crane et lui donnaient la migraine.

Il voulu ouvrir la bouche pour répondre à la jeune femme qui s’était rapprochée de lui après s’être poliment courbée. Aucun son ne sorti de sa bouche. Sa langue était anesthésiée, paralysée par le froid.
Respire.

Abandonnant son idée de s’étaler par terre tant il était fatigué, oubliant qu’il avait eu l'idée de se recueillir auprès de ses parents, il risqua un pas vers son interlocutrice. Sa mâchoire se crispa en constatant que sa réserve d’énergie menaçait de s’épuiser.

- Tu crois pas qu’il … qu’il fait trop froid ?

En y pensant, sa question était sans fondement puisqu’il n’était vêtu que d’une simple chemise ouverte sur son torse. Et il avait eu tord de parler car à peine a-t-il fermé la bouche qu’un rayon de soleil plus intense et plus brillant que les autres perça net l’atmosphère ou ils se trouvaient et réchauffa l’air froid qui lui fouettait la peau. Il se rappela de la première fois ou il l’avait rencontré, il faisait aussi frisquet, sauf que le soleil était loin d’égayer leur confrontation.

Attention, terrain miné. Il chassa son image de son esprit du revers de la main comme s’il se débarrassait d’une poussière, et avec un demi sourire, il fit diversion plus pour le cours de ses idées que pour autre chose.

- On dirait qu’on partage les mêmes désolations, à venir dans pareil endroit à un moment crucial de la journée. Il faut dire que le cimetière m’apaise, et pour cause : pas de présence importune.

L’air matinal jouait jovialement avec ses courtes mèches roses et blondes. Une sorte d’aura positive émanait de cette jeune femme et il se sentit détendu en sa présence. Peut être qu’il trouvera en elle l’oreille qui puisse l’écouter sans broncher, le coussin sur lequel il posera sa tête lourde de chagrins et sombrera dans un sommeil sans rêves ?

Elle se redressa alors doucement, scrutant l'homme en chemise légère. Trop légère pour ce temps frisquet. D'ailleurs l'homme semblait tanguer, mal en point. Anna retint un mouvement de recul lorsque l'homme s'approcha. Il semblait plus mal que vil alors elle ne voulait pas le mettre mal à l'aise. Elle retira sa grosse écharpe en laine et la tendit à l'inconnu.

-Entourez vos épaules avec... Ça... Ça vous tiendra chaud.

Elle agrémenta le tout d'un sourire sincère. Elle se mit à rougir en écoutant les dires de l'homme et baissa les yeux quelques instants pour mieux le fixer à nouveau.

-A vrai dire... Je... Je vous ai suivi car vous me sembliez mal en point. Je voulais savoir si vous alliez bien.

Elle joua avec un caillou avec son pied quelques instants et reprit plus sereinement:

-Vous allez bien?

L’offre de la jeune femme ne le surpris pas trop, la courtoisie avait sans doute obligé son être de sacrifier ce tissu chaud pour venir en aide à ce chat au poil dressé. Aki savait que n’importe quel sentiment qu’il ressentait se traduisait immédiatement sur son visage. Il avait beau haïr cette faille, cette imperfection de son anatomie, il était incapable, surtout en ce moment là, de se voiler la face.

Il saisit non sans joie l’écharpe et l’enroula autour de ses épaules. Il senti immédiatement un flot doux lui chatouiller les narines, la fragrance qui émanait du tissu n’était pas forte mais aussi discrète que délicieusement sucrée. Il ne put s’empêcher de remonter un pan de l’écharpe vers son nez et inspirer un grand coup. La caresse chaude du textile sur son cou et son menton le faisait frissonner.

- Merci, murmura-t-il, ton offre est venue au bon moment.

La chaleur que lui octroyait ce petit tissu était une délivrance pour son corps glacé. Fondant petit à petit, les muscles d’Aki se détendirent, et avec cette relaxation son esprit s’éclaira. Il sentit le regard timide de son interlocutrice s’assurer qu’il se sentait mieux, puis elle répliqua à ses paroles des propos qui le sidérèrent.
Avait-il bien entendu ? L’avait-elle suivi juste parce qu’il avait une mine cadavéreuse et le pas boitant ? Il avait du mal à y croire.
Il scrutait la jeune femme d’un regard étonné, les sourcils foncés. A vrai dire, il considérait cette petite révélation et la tournait et la retournait dans sa tête.

Ou était le mal dans ce geste? Justement. Ou était le mal. Parce qu’il y en a partout, de mal. Aki avait appris une chose durant sa vie, que derrière tout acte un dessein malsain et mesquin se cachait. Là il était entrain de chercher la vraie raison pour laquelle cette jeune fille là lui demandait s’il allait bien. Borné dans ses convictions stéréotypées et trop habitué au contact brut et machiavélique des habitants de Land of Decadence, il avait un peu oublié la notion de la gentillesse, et en était confus.

Il se souvint d’avoir fait la même chose, d’avoir été guidé par son instinct humain, de s’être affolé pour un être qui ne le méritait pas, et d’avoir récolté la plus misérable gifle qui soit.
Il s’était trop tu. Il avait laissé le silence se faufiler par les branches des arbres qui pendaient sur leurs têtes comme un reptile venimeux. Rabaissant un peu l’écharpe, il délia ses sourcils et articula en se forçant de rester positif.

- Je vais bien, je …

Il marqua une pause. Il ne savait plus quoi dire, ou il avait peur d’en dire trop. Il appréhendait la porte qu’il allait ouvrir, le terrain ou il allait piétiner était délicat, lui s’était habitué à la brutalité, un animal sauvage, griffant avec la langue pendue, sa réclusion et son agressivité lui avaient fait oublié le bon comportement.
Il ne voulait pas recommencer les mêmes erreurs.

- C’est drôle mais on dirait du déjà vu, sauf que c’était moi qui demandait à un autre s’il allait bien, et que c’est moi qui l’avait suivi … et devine quoi ? Ça a mal terminé… vraiment mal …

Aki ne cherchait pas à affoler la jeune femme, au contraire, il racontait, c’est tout. Il voulait extirper un peu sa désillusion, c’est tout.

- Voila que je suis à sa place maintenant, mais je ne réagis pas comme lui. Je ne le comprends vraiment pas… En tout cas, c’est gentil de ta part, je peux me porter encore, c’est juste que je n’arrive plus à trouver la sérénité dans mon esprit. Ça t’arrive ?

Anna rougit à la vue de l'homme humant et se délectant de son odeur. Elle était contente que son geste lui fasse plaisir.

-Je vous en prie. dit-elle en s'inclinant.

Puis elle fut troublée par le silence qu'avait instauré le blond, jouant de ses doigts tout en regardant l'homme. Avait-elle dit quelque chose de mal? Se méfiait-il d'elle? Mais pourtant ici, il n'y avait aucune crainte à avoir, non? En tout cas, ce n'est pas Anna qui allait l'attaquer. Elle sursauta quelque peu en entendant sa voix, s'étant perdue dans sa contemplation de la chevelure du blond flottant au gré du vent. Elle l'écouta alors attentivement montrant un visage intéressé par ses dires. Elle s'approcha un peu plus de lui, doucement, sereinement.

-Est-ce à cause de cela que vous souffrez? demanda-t-elle d'un ton inquiet.

Elle regarda ensuite l'horizon, le vent soufflant sur son visage doux et elle ferma les yeux un instant.

-C'est dans des moments comme celui-ci, quand je ferme les yeux, que je sens le vent contre moi, que je me sens sereine. Il y en eu un autre mais... Il ne se reproduira sans doute jamais...

Elle avait peur de cette pensée car elle ne voulait qu'elle s'avère véridique.

- S’il te plaît, sans vouvoiement, je ne me sens pas à l’aise.

Le vide. Voila. Il devait faire le vide.
Tellement facile à dire qu’à faire, pensa-t-il amèrement. Il suivait d’un œil abattu par la fatigue et la lassitude les mouvements de la jeune femme, elle lui parut tellement sereine, tellement candide qu’il l’en envia terriblement. Si seulement il volait lui aussi comme un papillon, libre de tout pouvoir de gravitation, insouciant des problèmes de l’humanité et se délectant de la beauté pacifique de la nature. Si seulement la nature humaine n’était pas aussi rancunière, aussi enflammée du désir presque masochiste de révolte et de la furie qui cramait le cœur et le rendait quasiment insensible. Si seulement, enfin, on lui octroyait la faculté d’oublier, de tirer un trait sur le passé, de se tourner comme une page vers une blancheur encore vierge de toute écorchure

C’est dans ces moments là, d’extrême lucidité, ou il pensait objectivement, ou il était las de se mettre en rogne, ou il ne sentait pas ses mains sales que les pensées aussi moroses et mélancoliques qu’un cimetière lui traversaient l’esprit. Des pensées sur sa condition mélodramatique, sur le champ de bataille ou il se consumait.

Il orienta son regard vers l’horizon, imitant de ce geste la jeune femme qui avait fermé les yeux et paraissait concentrée sur la sensation que lui procurait la caresse du vent sur sa peau et ses cheveux, elle lui révéla que cette tendresse de la brise lui procurait la sérénité.

Aki se tourna vers elle. L’expression de son visage serein et aimable depuis le début, c’est un peu crispé, comme prévoyant une pensée rabat-joie. Elle rouvrit les yeux et serra un peu les lèvres comme pour se protéger d’un souvenir qui rampait vers sa mémoire comme un reptile.

Toi aussi ton passé te pourchasse, pensa-t-il silencieusement. La douceur de cette matinée avait en effet quelque chose, comme une potion magique lui procurait la sérénité qu’il espérait comme l’arche de Noé.

- Merci.

Le mot était sorti comme ça, il avait coulé de sa bouche dans un murmure que le vent avait porté aux oreilles de son interlocutrice. Elle se tourna vers lui et Aki vit au fond de ses yeux le reflet de son visage. Ses sourcils étaient déliés.

- Je m’appelle Aki. Je suis un sale type et je ne suis pas digne de tant d’importance. Ravi de faire ta connaissance.

Puis, sans lui laisser le temps de répondre, il enchaîna :

- J’ai fait bien du mal à des personnes. Parfois, j’en faisais sans le vouloir, c’était presque quelqu’un de maléfique en moi qui me contrôlais. Je veux me recueillir. Je ne suis pas sur de pouvoir changer, je sais que tôt ou tard, je redeviendrai le démon que je suis. Mais je veux cette faveur, qu’un ange me tende la main, je voudrais une personne qui jouera le rôle de cette femme qui a sauvé le jeune homme de l’obsession du jeu. Mon obsession est le mal.

Il ne s’écoutait plus. Il se déversait comme un seau d’eau trouble. Il sentait le poids de la culpabilité s’alléger dans sa poitrine.

- ... Je ne sais plus ce que je dis.

Anna l'écoutait cet homme. Cet homme qui semblait en proie à la culpabilité et au désespoir. Etait-il un junkie pour avoir fait du mal autour de lui. Même s'il était, elle en faisait totalement abstraction, ressentant beaucoup de compassion et de tendresse pour cet homme reniant les sentiments de pitié et dégoût qu'elle aurait put avoir. Anna s'approcha alors de lui, la distance entre deux s'était alors restreinte soudainement. Elle le regardait longuement, les sourcils froncés comme si elle était déçue.

-Je suis sure que tu es bon, ne te dénigre pas tant! Il n'est jamais trop tard pour se repentir et faire de bonnes actions. On ne peut te juger sur ton passé!

C'était comme si elle le grondait, se trouvant un peu trop maternelle et surtout sans gêne elle se tut. Mais que faire pour résister à ce sentiment, elle voulait l'aider! Alors dans un tendre sourire elle ajouta en prenant la main de l'homme avec délicatesse, pour ne pas le brusquer:

-Je me nomme Anna et je ne suis pas un ange mais je veux bien vous tendre ma main et vous aider.

Elle n'avait encore aucune idée de comment faire mais là certitude était là, celle qu'elle n'allait pas le laisser sombrer encore plus profondément.

Anna avait cet air à la fois maternel et enfantin, elle avait le regard profond et la parole bienveillante, la pureté qui émanait de son corps menu lui reprochait presque d’en avoir trop dit. Qui était-il pour ainsi déverser sa souillure? Il regretta de s’être confessé, il avait honte de s’être ainsi exposé à cette créature au lieu de se voiler un peu la face et se montrer moins vile.
Vraiment.

- Tu ne comprends pas, soupira-t-il, parce que tu ne vois pas ce qui est caché là, en moi. Tu ne vois pas à travers mon regard, et c’est tant mieux.

A présent réveillé, le soleil blafard posait ces multiples rayons sur la chevelure blonde d’Anna qui s’enroulaient autour de chaque mèche frissonnant au moindre coup de vent. Il tendit la main pour caresser sa touffe ébouriffée mais se ravisa, conscient que son geste pourrait être mal considéré.
Même pas honte de poser ta sale patte sur elle.

La proximité d’Anna fit vibrer une corde sensible et le cœur d’Aki commença à gonfler. Cette odeur, ce regard, cette main tendue vers lui, cette rencontre impromptue qui pourrait être la clef de sa délivrance des chaîne du vice. Sa purification.

- Pourquoi ?

Oui c’est vrai. Pourquoi était-elle prête à l’aider, lui, un parfait inconnu qu’elle ne connaissait ni d’Eve ni d’Adam ? Rien qu’après dix minutes où il avait vomi son anomalie elle plongeait le sauver de la noyade comme une bouée de sauvetage.
Et s’il au lieu de le hisser vers le haut, ce fut lui qui la tirerait vers l’abime ?

Aki se dégagea non sans peine de la prise farouche du regard de la jeune femme et recula un peu en arrière. Son dos heurta le tronc d’un arbre. Un silence pesant les avait enveloppés suite à sa question impromptue. Il cherchait quelque chose dans sa présence qui puisse lui révéler à quel point elle était prête à s’impliquer pour la bonne cause de lui venir en aide. Parce qu’il savait que ce n’était que par principe qu’elle avait proposé son aide, que, poussée par les circonstance, elle voulait réconforter une pseudo âme en peine, et qu’une certaine déception laissait Aki encore réticent.

- C’est vrai, poursuivit-il en tortillant négligemment une mèche entre ses doigts, pourquoi tu veux m’aider ?

-C'est vrai, je n'ai pas la prétention de pouvoir lire en les gens mais j'aimerai voir en toi. Voir où est le problème et t'aider à le résoudre.

Les yeux d'Anna virèrent sur la main d'Aki qui approchait sur sa petite touffe de cheveux. Elle était prête à l'accueillir mais il se ravisa. Elle ne perdit pourtant pas sa détermination et répondit sur un ton sure et bienveillant:

-Je n'en sais rien, je veux t'aider. Le vent m'a portée à toi, je veux t'aider. J'aimerai trouver la corde qui te ferait remonter du puy où tu t'es engouffré.

Anna étouffa un petit son de surprise lorsqu'il se dégagea d'elle. Elle avait les yeux brouillés, refusait-il son aide? Avait-elle fait trop vite de le considérer déjà comme quelqu'un de proche? Mais pourquoi était-elle si bête de s'attacher autant aux gens? Cependant elle ravala toute sa tristesse à l'entente de cette question, un peu honteuse de son état et de ces pensées.

-Je me suis prise d'affection pour toi, je veux être ton amie, une épaule pour toi...

Tout cela dit de plus en plus bas. Elle avait peur, peur qu'il n'aime ce qu'elle dit.

Les yeux d’Aki s’écarquillèrent de surprise. Son geste fut suspendu et ses doigts restèrent immobiles, tirant nerveusement une de ses mèches blondes. La détermination avec laquelle Anna, cette petite oie blonde parlait était remarquable, en même temps, qu’avait-il cru en lui mettant ainsi une barrière invisible entre eux, qu’elle tournerait les talons et terminerait sa ronde ? Aki voyait bien l’éclat d’une rebelle perler au fond de sa voix cristalline. Il releva la tête pour mieux cerner les émotions qui passaient en revue sur son visage pâlot. Elle paraissait quelque peu blessée par sa réticence, et il se senti stupide.

Le problème était sa propre ignorance quand au noyau qui avait déclenché la bombe, cette ignorance était à la fois le mystère et la délivrance, il donnerait tout pour mettre le doigt dessus et faire taire ce démon à jamais. Quitte à repasser en revue le trajet de sa vie, trajet bien restreint puisque limité à des souvenirs vagues et imprécis, avec comme seul pilier le visage déformé de son tuteur tant haï et la rancune qui le lacérait. Pour une raison ou pour une autre.
Il avait toujours refoulé ce penchant pour la violence, il se contrôlait et préférait la sérénité aux prises de bec. Jusqu’au jour ou il avait du passer à l’action. Mais ou ? Comment ? Aki ne voulait qu’une chose : Oublier.

- Tu sais, une femme comme toi, qui fait confiance au premier venu peut être facilement écrasée. Constata-il en lui jetant un regard moqueur. Surtout quand tu déballes ainsi tout ce que tu ressens.

Sa langue pendue était une défense, il avait pressenti que le cours de la conversation allait prendre une pente dangereuse ou il risquait de glisser vers le néant, ou tout simplement d’ouvrir son cœur. Mais il était prisonnier de cette manie de cacher son mal au plus profond de soi et cette habitude de ce montrer hautain et détestable. Il espérait au fond de lui qu’Anna puisse percer la mystification et l’embarras derrière sa réplique. Il avait envie de lui répondre par l’affirmative, parce que oui il avait besoin d’elle, oui il se moquait de sa naïveté, oui était pris d’affection pour elle. Pourquoi la repousser ?
Avait-il peur de s’attacher ?
Mystère.

Anna avait à présent la tête inclinée. Pleurait-elle ? Il en serait bien triste. Il ne voulait pas qu’elle laisse libre cours à la faiblesse la gagner, elle devait au contraire, relever la tête et le défier, supprimer cette satanée barrière sui les séparait, passer à l’action enfin
N’avait-elle pas dit qu’elle l’aiderait ?

- Anna… je suis désolé , murmura-t-il en se rapprochant un peu. Il desserra ses mains moites et, incapable de dire ce qu’il voulait dire, il soupira un « je ne peux pas » en baissant dramatiquement les épaules. Un enfant délaissé sur le rivage.

-T'es qu'un idiot! Tu crois que c'est comme ça que je vais lâcher prise? T'es même pas crédible! Je vais t'aider point!

Pourquoi se cachait-il de la sorte? Pourquoi était-il autant sur la défensive? Pourquoi il refusait son aide? Cesse de questions! Elle l'aidera et c'est tout. Elle voulait qu'il se sente bien, toujours, qu'il ne rumine plus. Qu'il puisse compter sur elle et qu'elle ne le connaisse que depuis quelques minutes était bien moins important que le fait que lui aille mal. Elle baissa la tête, essayant de trouver un moyen pour qu'il la laisse l'aider. Ses larmes, elle ne les laisserait pas couler. Oh ça non! Mais son coeur à lui semblait si meurtri, si blessé qu'il ne désirerait plus se laisser approcher et ça Anna pouvait parfaitement le comprendre.

Elle releva son visage voyant alors l'homme totalement perdu, désarmé, troublé. Elle lui sourit alors sereinement et s'approcha, se mettant sur la pointe du pieds et frotta son cuir chevelu.

-Tu sais je peux t'aider au fur et à mesure que le temps passe. Tu n'es pas obligé de tout déballer maintenant si tu ne t'en sens pas près. Mais sache que je ne te lâcherai pas Aki.


Puis elle reprit sa main, la caressant tendrement de ses doigts, afin d'apaiser celui qu'elle considérait déjà comme son ami.

Le sourire sur ses lèvres était absent, son cou tendu, roide, se laissait envelopper d’une fine couche de sueur. Le ciel, bleu, bénissait les deux petits êtres oubliés sur cette terre calcinée. Être en dessus ou en dessous ne l’importait que peu, pourvu qu’il trouve la sérénité et que son cyclone intérieur s’apaise. S’il avait envisagé un jour de se creuser un trou auprès de ses défunts parents et laisser au vent la mission de le recouvrir de terre, eh bien, il avait oublié ça.

A la fois loin et près, une lumière timide l’invitait à s’abreuver de sa chaleur en lui offrant son éclat. Auréolé d’un blond lustré, son visage lui faisait défaut, car alors que sa parole semblait réprobatrice, l’expression de son minois oscillait entre tristesse et peur. Son entêtement à lui venir en aide se traduisait dans son emportement. Ses mains tremblaient légèrement en accueillant dans leurs creux celles tendues et dures d’Aki.

Ce qui s’ensuivait lui importait peu. Etre bon ou ne pas l’être, il ne se posait plus de questions. Il laissait libre cours à son intuition et se détendit sous la caresse de cette main fine et timide. Il se rendit compte que lui aussi pouvait être facilement dompté.

Un triste air lui revint en tête, une mélodie saturnienne, des notes mélancoliques, un amour perdu, une triste peine.

Il n’osait plus relever le visage. Le chagrin lui alourdissait le cœur, l’appel de ses êtres chers, tous perdus, tous engloutis six pieds sous terre, le remord d’une histoire inachevé. Chacun défend sa peine.

Il avait fermé les yeux. Sur tout. Il oublia un instant ce visage, interdisant à son esprit de penser. Les paroles d’Anna lui revenaient en mémoire, sa main toujours prisonnière de la sienne subissait avec une joie confuse et encore nouvelle la caresse de ses doigts, son odeur sucrée et sa chaleur corporelle s’incrustait dans ses narines et enveloppaient sa pensée dans un cocon rassurant. Il se sentait de plus en plus perdu. Ou du moins le réalisait-il enfin.

Qu’il avait tout fait de travers.

Il n’avait plus la force de relever la tête. La faiblesse de son cœur le rendait amorphe. Cependant son regard embrumé réussi à croiser celui d’Anna et il parvint à lui sourire maladroitement.

- Tu es un ange.

Sa main libre s’était risqué vers sa chevelure soyeuse qu’elle osait toucher du bout des doigts, de peur de la froisser, son regard erra un peu dans le vide et ses doigts apprécièrent le toucher de ses mèches lisses et froides comme de la glace.

- Mais tu dois rentrer maintenant. Tu vas attraper froid.

Anna souriait timidement voyant que le jeune homme à qui elle tenait la main se détendait peu à peu. Son coeur battait la chamade, il devait vraiment ne pas aller bien pour se braquer de la sorte mais elle s'était fixée un objectif et elle contait bien l'atteindre. Elle ne le laisserai pas tomber. Il semblait apprécié ce contact tout comme elle elle l'appréciait. Cependant, son visage à lui restait triste, perdu. Il semblait vouloir chasser quelques démons en lui. Si seulement, elle pouvait l'aider dès maintenant, qu'il s'ouvre à elle tout de suite. Mais elle ne voulait pas le brusquer, elle préférait prendre le temps qu'il faudra afin d'apaiser son coeur, qu'il puisse ainsi profiter de tous les bienfaits que la vie pouvait offrir.

Elle répondit à son sourire sincèrement et avec joie. Elle s'était vraiment prise d'affection pour lui en quelques secondes mais qu'importait, elle en était sure. Elle était sure qu'il était un être bon, juste perdu, c'était tout.

-Mais toi? Que vas-tu faire? Promets-moi de me rappeler! Je veux te revoir! Je veux t'aider tu comprends?

De son autre main, elle sortit un petit bout de papier avec son numéro dessus de sa poche. Une petite carte de visite bleue claire avec des petites têtes de chats noires dessus. Un peu honteuse de cette carte, elle rougit légèrement. Elle ne savait pas ce qu'il lui avait pris de faire ça comme ça mais maintenant que c'était fait...

-Hein Aki! On se reverra?

- Ne t’inquiète pas pour moi, va. Je suis un grand garçon, fit-il, taquin. L’atmosphère, allégé, le rafraîchissait et le revivifiait. Il sentait le sang dans ses veines se dégeler, ses membres engourdis par le froid se détendaient, et un petit sourire ne quittait plus son visage. Il avait relevé la tête de la flaque de rumination où il s’étouffait. Sa pensée stagnante, le temps s’était immobilisé pour lui laisser la chance d’apprécier le moment.

Anna avait sorti sa carte de visite et la lui tendait. Il se rappela soudain que, à peine avant l’aube, il ne savait pas encore son existence, et si on lui avait dit hier encore qu’il se lierait d’une forte affection avec cette jeune blonde en le laps temporel où le soleil pointe le bout de son nez, eh bien, c’est d’un sourire narquois qu’il aurait répliqué. A part son nom, Anna lui était inconnue, pourtant, ces quelques mots échangés dans l’intimité du cimetière avaient suffi pour supprimer toute barrière entre eux, de toute façon, il détestait suivre des usages originels de la politesse et de la courtoisie … Il ne s’imaginait pas l’interroger sur ses goûts et sa couleur naturelle des cheveux…

Certes, il fallait élargir cet espace restreint – limité à un simple prénom- pour faire plus ample connaissance, et pour avoir un prétexte afin de garder le contact. Sans broncher, il saisi la carte de visite ou des petits chats étaient imprimés. Il désistait les chats.

Tant pis.

- Je ne sais pas … ça dépend des circonstances.

Aki dansait d’un pied à l’autre. Il avait envie d’aller aux petits coins, de s’étirer, de se gratter la tête et s’étendre sur la pelouse comme un chat sauvage. Sauf qu’il restait immobile en tenant nerveusement la carte et il avait l’impression que son destin était entre les mains de cette série de chiffres étroitement liés. Une suite numérale qui le mènera directement à Anna. Sa bouée de sauvetage. Un coup de téléphone qui fera Dring Dring. Son cœur ne va pas s’arrêter de sitôt tout compte fait.

Sa voix trainait et devant les yeux implorants d’Anna il ne pouvait plus lutter. Pourtant, il n’avait qu’à dire une simple phrase. Oui, je te rappellerai. On prendra un café dans un coin tranquille et on passera un moment fou à se raconter nos souvenirs d’enfance. A moins que tu ne préfères un bon déjeuner dans un restaurant ou on sert plus que deux crevettes dans un plat…

Il avala sa salive. Son gosier, sec comme un volcan endormi, n’émit pas un son. Même pas un ronronnement signifiant qu’il allait prendre la parole. Rien.

Il lâcha à contrecœur la main chaude et frêle d’Anna et s’apprêta à rebrousser chemin. Il était grand temps.

- A bientôt, fit-il, en fourrant sa tête dans son écharpe, étoffe qu’il avait consciemment oublié de lui rendre, et de quoi il comptait faire un prétexte pour des retrouvailles convoitées.

-Oui pardon.

Elle le regardait toujours aussi inquiète. Elle était toujours aussi étonnée de la rapidité avec laquelle elle s'était prise d'affection pour cet homme. Elle hocha simplement sa tête à la réponse de l'homme, toujours aussi soucieuse et se demandant s'il allait réellement la rappeler. Elle avala sa salive, de peur qu'il ne le fasse jamais. Mais quoi qu'il en soit, elle le reverrait, elle en était certaines, que ce soit prévu ou dû au hasard.

Elle eut un petit mouvement de recul lorsqu'il lâcha sa main. Il partait mais elle ne pouvait le retenir. Elle avait complètement oublié cette écharpe et l'observa s'en aller. Le vent faisait voler ses cheveux en avant de son visage, cachant alors parfois, l'homme marchant au loin. Elle se retourna à son tour et partit à l'opposé.

-A bientôt... Aki.